März 06
Diapason
Sous le signe de Bach

Pour son premier disque (…) Cédric Pescia n´a pas hésité à se confronter aux Variations Goldberg. Lorsque on le questionne sur ce choix risqué, il confesse : « Bach a toujours tenu une place centrale dans mon répertoire : avant d’aborder les Goldberg j’ai travaillé la totalité de son œuvre pour piano». Sensiblement au même âge, seul Claudio Arrau en avait fait autant, présentant au public berlinois de la République de Weimar un marathon Bach demeuré anthologique. C’est justement à Berlin que Cédric Pescia a décidé de s’établir ; une forte attirance pour les écrivains de langue allemande – il cite parmi ses livres favoris L’homme sans qualités de Musil, le théâtre de Thomas Bernhard et l’œuvre poétique de Paul Celan – n’est pas étrangère à ce choix. « Je voulais maîtriser l’allemand. Je peux maintenant lire dans leur langue originale les œuvres majeures de la littérature et de la philosophie germaniques. Berlin possède une très riche tradition musicale. Mais cette tradition n’a rien d´inhibant, contrairement à ce qui se passe dans certaines cités européennes. » Ce contraste tradition-modernité en fait un endroit passionnant pour un artiste. » 

En écoutant le jeu de Cédric Pescia, on est saisi par un cantabile que les pianistes ne s´autorisent plus guère dans Bach, et qui anime même les nombreux passages staccato, pourtant son antithèse. « Nous savons que Bach accordait une grande importance au cantabile. Ce n’est pas pour rien qu’il aimait tant le clavicorde, qui, plus qu’aucun instrument à clavier, permet un jeu chantant. Si les recherches musicologiques du dernier demi-siècle et le jeu sur instruments d’époque ont souvent eu un effet très favorable sur l’interprétation de la musique de Bach, il me semble que cela a parfois été au détriment du jeu cantabile, caractéristique de l´art de Wilhelm Kempff, Edwin Fischer, Dinu Lipatti. J’ai essayé de développer cet aspect dans mon jeu, à la lumière bien sûr des connaissances musicologiques d’aujourd’hui. » D’ailleurs, Pescia est passionné de clavecin, et lorsqu’on lui demande qui sont ses clavecinistes favoris dans les Goldberg son choix est immédiat « Hantai et Ross (que j’adore aussi dans la musique française). J’aime beaucoup Andreas Staier qui n’a malheureusement pas enregistré les Goldberg mais avec lequel j’ai eu la chance de travailler l’œuvre. Son enseignement m’a permis de me familiariser avec certaines questions stylistiques et m’a rendu attentif à ce que les Goldberg doivent à des musiques plus anciennes».

Est-ce ce souci du cantabile qui l’a poussé à suivre durant deux semestres les cours dispensés par Fischer-Dieskau à l’Université des Arts de Berlin ? « J’y ai appris beaucoup de choses sur l’art du phrasé, sur la relation entre le texte et la musique. Dans le fond, c’était presque plus une école du parler que du chanter ». Dont acte, car le corollaire du jeu cantabile de Pescia est bien son éloquence, sa diction toujours élégante et expressive, la netteté de son élocution. Il rend hommage à celui qu’il considère comme son principal maître :  «  Les quatre années que j’ai passées dans la classe de Dominique Merlet au Conservatoire de Genève ont été pour moi décisives. Son enseignement est extraordinairement complet. Dominique Merlet, de part son incroyable érudition, a considérablement élargi mon horizon culturel. » Un horizon décidément vaste, le jeune homme aime l´opéra, le jazz, la musique classique indienne, mais aussi les Arts d’Afrique et d’Océanie, et avoue un engouement pour les…kilims. Autre rencontre majeure, Daniel Barenboïm : « Je n’ai eu que trois leçons avec lui, mais elles ont été marquantes. Barenboïm ne m’a pas livré ses concepts musicaux sur un plateau, mais m’a poussé à expliquer et à justifier les miens. Il m’a incité à être davantage à l’écoute de ma propre sensibilité».

Depuis sa victoire en 2002 au Concours Gina Bachauer de Salt Lake City, une carrière internationale s’est ouverte devant Cédric Pescia, et son éditeur discographique, Claves, annonce la parution d’un double album Schumann. On espère qu’il pourra réaliser dans un proche avenir l’un de ses vœux : « Je rêve de créer un ensemble de musique de chambre à géométrie variable, avec des musiciens de ma génération, selon l’exemple de ce qui se passe dans certains festivals d’été, mais sur une base fixe, tout au long de l’année ». Un moyen d’explorer des répertoires nouveaux pour ce pianiste atypique qui s’inscrit contre la routine, cet ennemi quotidien du concertiste.

 
Jean-Charles Hoffelé