Il n’a jamais été aussi présent et absent, original et transparent, délibérément insaisissable – comme les Brouillards de Debussy. Sur son dernier disque, paru en février chez Claves, le pianiste Cédric Pescia joue l’effacement en ne montrant que ses jambes et ses mains sur la pochette, et il affirme franchement n’avoir jamais la volonté d’être au premier plan. Pourtant, sa singularité s’impose avec éclat. Il suffit d’écouter les premières minutes de ses Folies françaises pour s’en convaincre: on n’avait jamais entendu Couperin si fantasque, Debussy si fluide et magnétique, Messiaen si évident. «J’ai toujours eu une grande sincérité face à la partition. On me dit que mon interprétation commence à prendre de l’importance, mais si c’est vrai, ce n’est pas voulu», s’excuse-t-il presque.
Présence, absence: Cédric Pescia nmultiplie les concerts en Suisse romande, en solo ou en formation de musique de chambre, mais il vit à Berlin. Ici, il vient de vernir en public son CD, il s’investit avec passion dans la musique contemporaine, comme ce soir avec sa compagne, la violoniste Nurit Stark*. En mai, il reviendra défendre Schubert dans son minifestival «Ensemble en Scène avec Cédric Pescia», qui connaîtra sa 2e édition au Théâtre Kléber-Méleau. Mais à peine est-il sorti de scène qu’il repart dare-dare à Berlin. «Je n’arrive pas à m’arracher de cette ville, et depuis quelques années, je m’y sens chez moi. Berlin connaît un essor depuis six ou sept ans dans tous les arts et je peux y assouvir ma boulimie de découvertes. Je travaille dans un endroit très tranquille qui pourrait être ailleurs, mais là-bas je sens que la recherche que je fais avec mon piano, des tas de gens la font autour de moi dans d’autres disciplines. Je sens une énergie, quelque chose dans l’air qui me stimule. »
Le mot recherche n’est pas innocent dans sa bouche. Rien ne le passionne davantage que de se plonger à fond dans une œuvre, un compositeur, pour en découvrir les secrets de fabrication. «La partition n’est qu’un aboutissement. Qu’est-ce qui a fait que Schumann s’est levé un matin, a bondi sur son piano et a imaginé les Papillons? J’aime savoir ce qui peut se passer dans la tête du compositeur au moment de la création, au plus près du geste musical avant qu’il ne soit figé. » A l’image de ses deux frères scientifiques, Cédric Pescia a toujours eu un côté chercheur, avec ce que cela peut impliquer de probité intellectuelle, d’application, d’isolement, de doute aussi, qu’il exprime sans gêne. «Ma recherche de perfection est invisible pour beaucoup de gens. Est-ce que cela tue l’inspiration? Je ne sais pas, mais le résultat correspond en tout cas à mon image, à l’idée que je veux communiquer. »
L’exemple le plus frappant et symptomatique du travail expérimental du pianiste se trouve dans son dernier disque. Pour enregistrer les pièces de clavecin de François Couperin, Cédric Pescia a demandé à l’accordeur de piano de reconstituer le tempérament de l’époque de Couperin, différent du tempérament égal des pianos modernes. D’infimes réglages d’accordage font que certaines tonalités utilisées par Couperin sonnent plus «juste» que sur un piano, tandis que d’autres sonneraient carrément faux. «L’accordeur n’était pas très chaud, mais on a essayé. D’un coup, le piano ne sonnait plus; auparavant hyperbrillant, l’accordage l’a rendu mystérieux, mais plus riche dans le mystère. C’était très déstabilisant. A un moment donné, le preneur de son a dit: «Stop, on arrête tout!» et moi j’ai refusé, après tout le travail qu’on avait fait. Je suis convaincu de mon truc. » Au fond, le piano n’est pas une fin en soi pour Cédric Pescia, qui ne se considère nullement comme un pianiste né («Je dois beaucoup travailler»). C’est juste un moyen – le meilleur qu’il ait trouvé à ce jour – pour partager ses passions et pour «faire décoller les gens» au concert.
Matthieu Chenal